Sortir du tabou de l'inceste.Prévenir l’inceste, c’est possible : si on en parle avec les enfants, mais aussi avec les parents.
Merci. Merci aux hommes et aux femmes connu.e.s et moins connu.e.s qui ont osé prendre la parole publiquement depuis un mois pour dénoncer l’inceste. Quand une personne parle, elle délie la langue d’autres autour d’elle, parce qu’elle donne une permission. Dans son livre la familia grande Camille Kouchner révèle les abus commis sur son frère jumeau. Déflagration, l’abuseur est Olivier Duhamel, un intellectuel, un politique, un grand nom. Le livre se vend. Les médias en parlent. Mais je me souviens d’Eva Thomas, la première à témoigner à visage découvert en France en 1986. Elle aussi a publié un livre Le Viol du silence (1) et a secoué les médias. Toutes les victimes prononcent les mêmes mots, tout est dit par Eva Thomas en 1986. Le public est effaré... puis il oublie. Jusqu’à la prochaine flambée médiatique. En 2021, va-t-on enfin entendre vraiment ? Cette fois, dans le même mois,
80 000 messages avec le hashtag #metooinceste déferlent sur twitter. Les réseaux sociaux offrent aux victimes une opportunité inédite de prendre la parole. Le hashtag #metoo en 2017 avait déjà donné à beaucoup le courage de parler. Une proposition de loi visant à protéger les jeunes mineurs des crimes sexuels arrive au Sénat au même moment. Elle résulte pourtant de deux ans de travaux. La synchronie est bienvenue. Les médias évoquent l’inceste, l’imprescribilité et l’âge du consentement. Quand Coline Berry-Rojtman dépose plainte contre son père, Richard Berry, elle ajoute une pierre importante à l’édifice. Marilou Berry, Josiane Balasko la soutiennent, c’est un message crucial : on peut ne pas être stoppé par la crainte de salir une réputation. La position sociale n’est plus un obstacle supplémentaire au dévoilement. Par sa temporalité, la dénonciation dépasse un scandale de la presse people. Elle maintient le sujet sur le devant de la scène. L’exposition médiatique a suffisamment secoué les politiques pour que le gouvernement se mobilise. Emmanuel Macron annonce deux rendez-vous de dépistage et de prévention au primaire et au collège. Le secrétaire d'Etat chargé de l'Enfance et des Familles, Adrien Taquet, présente des propositions pour mieux réprimer l'inceste et les violences sexuelles sur les mineurs. C’est encore insuffisant, mais c’est déjà une avancée, je suis en total accord avec le Dr Muriel Salmona (Association Mémoire Traumatique et Victimologie). C’est une prise de conscience. Plusieurs textes vont être examinés à l'Assemblée nationale pour renforcer les mesures sanctionnant les violences sexuelles sur les mineurs. Oui, il est important et urgent de faire évoluer la loi. Mais cela ne suffit pas. Nous sommes tous co-responsables du silence dans lequel les victimes ont été enfermées. Pourquoi les associations de victimes veulent rendre l’inceste imprescriptible ? Parce qu’il est inacceptable de ne pas pouvoir juger un crime qui a eu lieu sous le seul prétexte que la victime n’a pas porté plainte à temps. Mais si les victimes d’inceste mettent si longtemps à parler et même à se souvenir, c’est aussi que nous, leur entourage, n’avons pas favorisé leur parole. Elles ne sont pas seulement tenues au silence par leur agresseur. Toute la société participe au maintien du secret. Parler, encore aujourd’hui, ce n’est pas seulement dénoncer son père, sa mère, son oncle, c’est aller contre l’ordre social. C’est bousculer les convenances, faire désordre, faire exploser sa famille, en ternir l’honneur. Y aurait-il une si longue amnésie si l’inceste n’était pas tabou, mais un crime dont on parle ? Et puis, comment parler de ce qui n’a pas de mots pour l’être ? Sans mots on ne peut même identifier ce qui se passe. Oui, il est important d’enseigner aux enfants à dire non. Il est tout aussi important d’enseigner aux parents à respecter le corps de leur enfant. Il est important que dans toute la société et déjà à l’école, on parle davantage et librement de sexe, de désir, de plaisir, de consentement, de viol, d’inceste... La fréquence même de l’inceste montre qu’il ne s’agit pas d’actes isolés de la part de quelques pervers. C’est un phénomène social massif. 2 à 3 enfants par classe, 6,7 millions de français disent avoir été abusés... Et combien l’ont été sans oser encore le dire ou même ne réalisent pas encore que les comportements d’un parent étaient inappropriés ? Faire de la prévention, ce n’est pas seulement se mettre à l’écoute et dépister les enfants abusés, c’est mener une politique visant à réduire le nombre d’abus. Et cela passe par en parler avec les parents. Parler des violences sexuelles aux enfants c’est important. Mais en parler avec les parents, c’est au moins aussi important (2). Parlons. Parlons. Parlons des gestes, des attitudes, des tentations, des risques d’abus et de comment les éviter.
Oui, il faut faire évoluer la loi. Mais il faut aussi que ça s’arrête, que l’inceste soit clairement inacceptable mais audible, qu’on puisse le parler, que les victimes ne portent plus la honte de détruire leur famille ou ne soient plus suspectées d’avoir aimé ça ou de l’avoir provoqué. Qu’on ne nous bassine plus avec le complexe d’Œdipe et les petites filles qui désireraient leur père. Freud a été le premier psychiatre à croire que les femmes qui racontaient avoir subi des abus sexuels dans leur enfance disaient la vérité. Son exposé sur l’« Etiologie de l’hystérie » a rencontré un silence total. La réprobation de ses collègues a fini par faire vaciller ses convictions. Dans sa correspondance avec son ami Fliess, il écrit encore :
« Malheureusement mon propre père était un de ces pervers, il est cause de l’hystérie de mon frère et de certaines de mes sœurs cadettes. La fréquence de ce type de rapport me donne souvent à réfléchir. » Nous savons maintenant qu’il était dans le vrai. Oui, les chiffres montrent que « ce type de rapport » est très fréquent. Quelques lettres plus tard il évoque sa « surprise de constater que dans chacun des cas, il fallait accuser le père de perversion, le mien non exclu [...] alors qu’une telle généralisation des actes commis envers les enfants semblait peu croyable. ». Mis au ban par ses pairs, influencé par Fliess (lequel a agressé sexuellement son fils), Freud doute. Et puis il y a la nuit qui a suivi l’enterrement de son père, Freud a fait un rêve au sein duquel une pancarte : « On est prié de fermer les yeux ». Et Sigmund Freud a fermé les yeux sur la réalité de l’inceste. Il s’est rétracté publiquement, a abandonné la théorie de la séduction qui énonçait : la névrose est le résultat du traumatisme de la séduction de l’enfant par un adulte proche, au profit de la théorie des pulsions et du complexe d’Œdipe : L’enfant nait avec des pulsions, il a des prédispositions perverses polymorphes, éprouve inconsciemment du désir pour son parent du sexe opposé et de l’hostilité envers le parent du même sexe. Ce n’est plus le parent qui est pervers, mais l’enfant. Le complexe d’Œdipe est considéré comme un fondement de la psychanalyse. En témoignent ces mots d’Anna Freud : « Conserver la théorie de la séduction, cela aurait signifié abandonner le complexe d’Œdipe, et avec lui toute l’importance de la vie fantasmatique, qu’il s’agisse du fantasme conscient ou inconscient. En fait, je pense qu’après cela il n’y aurait pas eu de psychanalyse. (3)» Ailleurs dans le monde, la publication de la correspondance entre Freud et Fliess, puis la théorie de l’attachement, ont fait évoluer la clinique. Mais en France, la majorité des psychanalystes (et une grande partie du grand public) croient encore à l’existence et même à une universalité du complexe d’Œdipe. Tous les analystes ne minimisent heureusement pas le réel. Des victimes d’inceste ont été entendues par leur psychanalyste, il.elle a les a cru, les a aidé.e.s à se souvenir et les ont accompagnés jusqu’en justice. Reste que cette théorie de la sexualité infantile et du complexe d’Œdipe est encore enseignée dans les cursus de psychologie des universités françaises, et qu’il n’est pas normal que seulement 6% des victimes d’inceste en parlent à leur psy. Ce chiffre aussi doit nous inquiéter.
Sortons du silence, tous.
Demandons que soit enseignée à l’université la réalité des abus. Un enfant ne peut être tenu responsable des gestes déplacés des adultes. Non, ce ne sont pas des fantasmes. Non, les enfants n’ont ni désiré, ni séduit l’adulte qui les a abusés. Oui, les abus sont fréquents. Parlons-en.
Isabelle Filliozat
Pour en savoir plus sur le revirement de Freud :
- Masson, Jeffrey Moussaieff, Enquête aux archives Freud. Des abus réels aux pseudo-fantasmes. Ed. L’instant Présent, 2012
- L’affaire Freud, documentaire de Michel Meignant et Mario Viana. youtu.be/_SDk9FOlgqQ
Communiqué du gouvernement : solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/communiques-de-presse/article/le-gouvernement-s-engag...
Note :
1 - Le Viol du silence, Paris, Aubier, septembre 1986
2 - Stroebel SS, Kuo SY, O'Keefe SL, Beard KW, Swindell S, Kommor MJ. Risk factors for father-daughter incest: data from an anonymous computerized survey. Sex Abuse. 2013 Dec;25(6):583-605. doi: 10.1177/1079063212470706. Epub 2013 Jan 29. PMID: 23363491.
3 - P.129 – MASSON, JEFFREY MOUSSAIEFF, Le réel escamoté, Le renoncement de Freud à la théorie de séduction, Paris, Aubier, 1984. ...
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